Il était une fois, dans une petite école de rang, une institutrice appelée Alice, qui était fort appréciée de ses élèves.
En effet, tous les lundis, elle donnait congé à ses élèves en avant-midi. Les mercredis midi, elle leur offrait un dessert. Les vendredis, l'école se terminait à midi. Rien à voir avec toutes ces institutrices des autres écoles qui, elles, se plaignaient de manquer de temps et d'imagination pour couvrir tout le programme du ministère de l'Instruction publique et qui pour compenser bourraient les enfants de travaux et de devoirs à faire à la maison.
Un jour, Alice tomba malade. On crut d'abord qu'il s'agissait d'un rhume, d'une grippe, mais la toux ne la lâchait pas. Elle annula ses cours pendant deux semaines. Puis, son état de santé se détériora tant qu'elle dut accepter de se faire remplacer : une place l'attendait au sanatorium.
Comme la remplaçante ne pouvait pas arriver avant deux jours, c'est Berthe, une ancienne institutrice qui avait dû arrêter d'enseigner lorsqu'elle s'est mariée, qui prit la place pour une journée.
Avant de partir, comme toute bonne institutrice, Alice avait préparé des séries d'exercices pour ses élèves.
- J'ai vu déjà toute la théorie, elle est bien comprise, voici des exercices qui devraient occuper les enfants le temps que je revienne.
Berthe qui avait longtemps enseigné aux enfants de première année trouva fort étonnant qu'en mathématique, Alice propose des exercices d'addition de fractions fort compliquées. Comment Alice, même en manquant plusieurs jours de classe, avait-elle réussi à enseigner à ses petits des notions si complexes ? Comme Alice était perçue par ses élèves comme une grande savante, Berthe se mit à douter d'elle-même.
- Comment se fait-il que mes élèves avaient tant de difficulté à apprendre à additionner des fractions ? Comment se fait-il que je devais passer tant de semaines sur ce concept, alors que Alice arrive à leur faire faire des exercices aussi difficiles que
2/5 + 3/7 + 1/2 ? Comment trouver le dénominateur commun de ces trois fractions sans savoir multiplier ?
Berthe se présenta en classe sans trop d'assurance ce mercredi matin-là.
- Bonjour Madame, quel dessert nous apportez-vous ?
- Est-ce qu'on pourra partir tôt ce soir, les grandes classes font un tournoi de billes et on aimerait pouvoir y assister ?
Berthe leur demanda s'ils avaient bien compris leur leçon de mathématique.
- Oui !
- J'aimerais tout de même réviser la chose avant de vous laisser faire des exercices, si vous le voulez bien.
- On préférerait faire tout de suite les exercices.
- Ah bon... mais quand même, je crois que vous avez vu cela très rapidement. Vous savez, d'habitude, les enfants de votre âge trouvent ces problèmes très difficiles.
(Silence.)
- Révisons quand même. Alors, pour additionner des fractions, il faut d'abord trouver un dénominateur commun. Par exemple, si vous faites 1/2 + 1 /8, eh bien 1/2, c'est équivalent à 4/8... Votre manque d'attention me laisse deviner que cela vous ennuie. Préférez-vous que je vous laisse faire des exercices ?
- OUI !!!
- Très bien : exercices !
- Madame, si c'est une période d'exercices, est-ce qu'on peut aller voir le tournoi de billes ?
- Faites-moi un seul exercice et vous pourrez y aller.
- Moi, Madame, je ne suis pas certaine de comprendre l'addition de fractions. Je ne comprends pas cet exercice 2/5 + 5/8 - 1/7.
Berthe se sentit désemparée. Comment expliquer comment trouver le dénominateur commun de ce problème à une enfant qui, théoriquement, ne sait pas encore multiplier ?
- Écoute, montre-moi tes notes de cours que je vois comment Alice a fait ces additions avec vous et je pourrai mieux t'expliquer.
C'est alors que Berthe lut dans le cahier de notes :
1/2 + 3/4 = 4/6
1/5 + 9/11 = 10/16
25/14 - 21/2 = 4/16
1/5 + 9/11 = 10/16
25/14 - 21/2 = 4/16
Diable... que faire ?
Berthe ne put évidement pas endosser cette procédure. Elle commença à expliquer à l'enfant qu'il faut trouver un dénominateur commun, que par exemple, 1/2 + 1/4, eh bien 1/2, c'est l'équivalent de 2/4. Elle était sur le bord d'exploser.
- Lorsque l'on mange la moitié d'une tarte, c'est équivalent à manger les deux morceaux d'une tarte que l'on a partagée en 4 parts. Si on ajoute une autre part, donc un quart de plus à cette moitié de tarte, eh bien, on a mangé les 3/4 de la tarte, pas 1/6 ! De toute façon, 1/6, c'est plus petit que 1/2. Donc si, à 1/2, on ajoute 1/4, il est impossible que l'on se retrouve avec moins d'une demi !
Voilà que certains y virent le sens de l'opération.
D'autres furent sous le choc de constater à quel point Berthe s'indignait en expliquant les failles de la méthode de Alice.
- Expliquez-nous !, réclamèrent soudain quelques élèves.
- Oui, expliquez-nous avec un de nos exercices.
...
Berthe fit de son mieux.
Plusieurs élèves profitèrent de son inattention pour sortir de la classe et aller voir le tournoi de billes. Les autres restèrent assis pantois. Les propos de Berthe leur paraissaient logiques, mais la procédure était si complexe qu'ils n'en suivaient rien...
Puis, tous se dirent que c'est Alice qui rédigera l'examen. C'est Alice qui le corrigera. C'est Alice qui enverra la note d'évaluation qu'elle aura déterminée au Ministère. Alors, aussi bien choisir la méthode d'Alice qui est tellement plus simple ! Et puis, cette méthode ne pouvait pas être fausse, puisque lors du dernier examen, les élèves avaient tous eu 3/3 pour le numéro un, 4/4 pour le numéro deux et 3/3 pour le numéro trois.
Au total, tous avaient eu 3/3 + 4/4 + 3/3 = 10/10.
Et vous savez, Alice a eu pendant des années le plus haut taux de réussite de la province.
Le ministre de l'Instruction publique l'a même, cette année-là, désignée institutrice de l'année !
Vous vous demandez peut-être comment s'est débrouillé la remplaçante officielle, celle qui arrivait le deuxième jour ? En bien, les parents l'ont renvoyée. Ses méthodes étaient beaucoup trop difficiles, elle était beaucoup trop sévère et les enfants ne l'aimaient. Les enfants se sont alors retrouvées sans institutrice pendant un mois, puis Alice est revenue et elle a affirmé avoir réussi à rattraper le programme avant la fin de l'année, la preuve étant que tous ses élèves ont très bien réussi leur année, pour la plus grand joie des parents et du Ministère.
26 commentaires
Excellente démonstration!
Bonjour,
À quelle adresse puis-je vous écrire privément?
Merci de me l'indiquer à: baillargeon.normand@uqam.ca
Normand
je ne m'attendais pas du tout à cette chute ! j'aime beaucoup cette histoire !
J'adore, j'adore, j'adore ce billet...!
La fin me porte à une réflexion troublante et intéressante.
Merci pour ces mots.
Quelle histoire d'horreur en ce samedi ensoleillé. J'espère ne pas avoir à enseigner aux élèves d'Alice...
C'est tellement ce que je vis comme enseignant (math de 5e secondaire), on se fait dire par la direction et les parents de ne pas trop faire de choses difficiles et d'en faire passer le plus possible, tant pis pour eux s'ils se cassent la g... au Cegep.. Je pense que l'illusion de comprendre est tellement plus agréable que la réalité (à court terme). C'est dommage, mais je suis certain que des enseignants du primaire font ces genres d'additions avec les enfants (il ne faut pas oublier que beaucoup des enseignants du primaire n'avaient pas la bosse des maths lorsqu'ils étaient sur les bancs d'école...)
Rassurez-vous, Anonyme, s'ils sont chanceux, ils se seront pas dans la classe de Tchuvak et ils ne se casseront pas la gueule ni au Cégep, ni à l'Université...
... enfin, quand je dis chanceux...
Merci de me «rassurer». Je suis content de voir que Normand Baillargeon «rôde» toujours dans les blogues ... J'aimerais tellement savoir ce qu'il pense du pseudo-retour de l'évaluation des connaissances que le nouveau bulletin du MELS est supposé apporter. Il faut que ces changements cosmétiques soient dénoncés par les intervenants de l'éducation.
Vous êtes bien sévère, Anonyme. J'ai un enfant qui vient de quitter le primaire et commence donc sa 6ème. Je trouve pour ma part que les enseignants sont consciencieux et de qualité.
henri
PS : Je ne suis pas enseignant
Henri, il existe des enseignants vraiment extraordinaires. Heureusement !
Par curiosité, que feriez-vous si votre enfant se retrouvait dans la classe de Alice ?
(Je regrette d'avoir choisi ce si joli prénom pour un tel personnage.)
Je lis ce billet 2 fois...J'avoue mon incompréhension ..Il ne m'était jamais venu à l'esprit qu'un prof puisse Innocemment ou sciemment tromper des élèves..??Pour les faire réussir ?? La lecture des derniers commentaires semblent confirmer le fait qu'il y aurait des profs si "incompétents" ou ainsi disposés à faire plaisir aux autorités scolaires et parentales ?? Je commence à entrevoir la possibilité que "L'illusion de comprendre " soit possible et réelle.... Dans quel monde vit-on?!!
25/14 - 21/2 = 4/16
D'après la logique de Alice, ne serait-ce pas plutôt : 4/12
Ça fait peur. Comment est-ce qu'un parent, qui ne connait rien au merveilleux monde de l'éducation, peut-il s'assurer de la qualité de l'enseignement que sont enfant reçoit? Il ne peut que faire confiance au système. À qui revient la tâche de s'assurer que les enseignants font du bon travail en classe? À la direction. Mais les directions veulent de bons résultats à présenter aux parents.
Ça me fait toujours peur de savoir que personne ne sait ce que je fais dans ma classe, sachant que c'est le cas avec tout les enseignants, bons ou pas.
On n’est pas sorti du bois.
Quand tu as peur de perdre ton emploi ou de te faire sermonner, tu te forces et tu t'arranges pour être bon, voir le meilleur.
Mais quand ton emploi est protégé, que personne ne vienne jamais te questionner, te remettre en question, il arrive que des profs se la coulent douce aux dépens de l'éducation des élèves qui leur sont confiés.
Les profs de mes enfants ne m'aimeront peut-être pas.
J'avais cru comprendre que l'histoire se déroulait il y a quelques décennies. Rassurez-moi, dites-moi que c'est bien cela, qu'il s'agit d'une gentille institutrice bien gentille et bien dévouée de la vieille époque.
Quant à Alice, c'est un prénom qui lui va très bien : elle est vraiment au pays des merveilles, malgré que Lewis Carroll ait été un mathématicien de premier ordre.
Voilà juste pour toi, profquifesse.
Superbe texte. Merci.
J'avais déjà entendu une variante de cette légende. Dans la mienne, Alice, toute innocente, a une stagiaire. Celle-ci rapporte à son superviseur à l'école normale les "anomalies" dans l'enseignement d'Alice. Le superviseur, un éminent didacticien, consciencieux, rencontre Alice et lui explique comment elle devrait vraiment enseigner l'addition de fractions. Elle comprend et acquiesce. Le superviseur repart en ville satisfait. Lorsque le printemps arrive, le superviseur retourne voir Alice et lui demande des nouvelles. C'est à ce moment qu'elle lui dit : "J'ai essayé d'enseigner l'addition de fractions avec votre méthode mais franchement, les élèves trouvent tout cela beaucoup trop difficile. Et moi aussi d'ailleurs. C'est pourquoi j'enseigne ma méthode, plus simple."
Ce n'est pas exactement la même morale, mais dans les deux cas, ça fait peur !
Oui, bon, merci, mais je me sens un peu bête, moi qui suis pourtant poète en classe sans le savoir.
Bonsoir,
Le message est flagrant dans ton billet mais je ne comprend pas non plus l'erreur d'Alice.
En effet, la théorie qu'elle met en place n'est certes pas validée par la réalité des fameuse tarte mais cela reste une théorie tout à fait viable du moment qu'on en fixe les règle du jeu. Or en maths, il ne s'agit que de cela; nous manipulons des règles d'un jeu qu'on a nous même défini pour qu'il colle au réel ce qui est d'une logique implacable certes mais n'en est pas moins que de simple règle.
Pour ma part, je n'ai eu aucun scrupule pour commencer l'addition des fraction en classe de 5ème (en France) par dire "additionnez moi 1/2 et 1/3" et ils m'ont proposé 2/5 mais aussi 1/5 (numérateur commun donc on ajoute les dénominateurs ce qui est une réflexion intéressante en soi). Et je leur ai bien sûr affirmer tout aussi surement que ce qu'ils proposaient n'était pas faux et heureusement d'ailleurs !!!! Rien n'est faux dans ce qu'ils proposaient, leur règle ne sont pas idiotes et encore moins dénué de bons sens. Seulement c'est lorsque je leur ai demandé de confronter leur règle à la réalité des proportions qu'ils ont constaté qu'il y a avait un soucis dans la cohérence au réel mais mathématiquement parlant rien n'est faux.
Je trouve cela presque frustrant de dire à Alice dans ton conte qu'elle est idiote dans le sens où elle n'enseigne pas la théorie qui colle au réelle. Elle fait un choix assumé et sa règle reste juste même si concrètement elle correspond à rien. Après est-ce intéressant ou "utile" (comme nous le rabâche nos élèves) d'enseigner une règle qui n'est pas applicable au réel c'est une autre question.
Notre but en tant qu'enseignant est de faire réfléchir et non d'imposer le savoir en soi. Donc pour moi dire à Alice "c'est faux ce que tu fais", je trouve cela frustrant car en soi ça ne l'est pas.
C'est comme si on disait que la géométrie non euclidienne (qui n'est pas connu des collégiens ou des lycéens) est une absurdité car elle ne se constate pas réellement alors qu'il ne s'agit que d'axiomes de base sur lesquels ont construit.
Cordialement,
Je ne partage pas tout à fait la vision de Blagu'cuicui (ou je comprends mal son intervention).
Les géométries non-euclidienne forment des géométries cohérentes. Pensez aussi à l'algèbre modulaire, dans laquelle plusieurs de nos a priori tombent. Ce sont des sytèmes cohérents. Et ces systèmes n'ont aucun rapport avec "le réel". Ultimement, "le réel" n'a rien à voir là-dedans.
Ce que propose Alice à ses élèves ne forme rien de cohérent, rien qui soit en accord avec les autres règles. Comment, ensuite, expliquer la multiplication ? Comment expliquer la distributivité de la multiplication sur l'addition ? Exit la multiplication et ses propriétés ?
Les mathématiciens inventent les règles de leur jeu, soit, mais ils le font non sans profondes réflexions. Les règles ont un sens. Les règles sont cohérentes entre-elles et avec le reste.
La pire chose reste quant à moi de dire à un élève : "Ah oui, toi tu fais cela comme ça. On aurait pu choisir de faire cela comme ça. Mais en mathématiques, on ne fait pas cela comme ça." Ce n'est pas vrai qu'on aurait pu "choisir de faire cela comme ça", car "comme cela" n'a pas de sens. "Comme cela" n'est pas cohérent avec le reste. Je pense que l'enseignant devrait montrer pourquoi on "choisit" les règles telles qu'elles le sont et d'en faire ressortir leur sens, de mettre en lumière la structure.
Cher Blagu'cuicui...
... tu viens de me donner une super idée pour mon cours sur les règles de dérivation.
Et peut-être qu'une bonne façon de montrer pourquoi on "choisit" les règles telles qu'elles le sont et d'en faire ressortir leur sens, de mettre en lumière la structure, c'est de montrer combien les règles intuitives n'ont souvent pas de sens.
Je n'ai pas dit quel a théorie globale avait du sens! Ne me fait pas dire ce que je n'ai pas dit non plus ;-).
Je sais pourquoi, la façon de calculer d'Alice n'est pas applicable de façon globale mais dans le message, on ne parlait que de l'addition et de la soustraction. Pour ce qui est de faire passer les choses, on n'a pas le droit de brider l'esprit créatif sans en donner le sens globale pour comprendre celui-ci.
Cependant, si on ne considère pas la globalité de la théorie, il n'est pas possible de mettre en défaut ce que dit Alice.
Après, je n'ai pas dit et je ne dirai jamais qu'il faut faire comme Alice et passer sous silence la théorie mais comme introduction, se fier à l'intuitif des élèves est plus intéressant que de leur imposer une théorie qu'ils ne peuvent pas voir vu que le recul sur la distributivité en 5ème est quasi nul.
Cordialement,
Blagu'cuicui, je comprends mieux votre position !
Missmath, bonne idée. Je ne voulais pas dire qu'il ne fallait pas s'en servir, de ces règles intuitives, au contraire. Je voulais simplement dire qu'il faut être très prudent et délicat dans notre utilisation de ces règles.
Idéalement, il faudrait arriver à faire en sorte que les règles intuitives soient les règles qui ont du sens ! (et vice-versa !)
;-)
Publier un commentaire