Pour mes collègues qui enseignent en français en donnant le goût des mots à nos jeunes, pour Monsieur A et pour tous les vrais matheux qui savent qu'il est ici question aussi de mathématiques, voici la retranscription d'un texte de Jean Barbe entendu samedi le 10 novembre à l'émission Je l'ai vu à la radio. À mon humble avis, il mérite d'être disponible sur la toile.
Chacun de mes examens de français en secondaire III consistait à conjuguer un verbe dans toutes ses formes. Quinze minutes avant le début des examens, il y avait des étudiants affalés partout, le nez plongé dans leur Bescherelle, qui tentaient désespérément de commettre à leur mémoire la déclinaison au conditionnel passé 2e forme du verbe « surseoir ».
J’eusse sursis, tu eusses sursis, il eût sursis, nous eussions sursis, etc.
Évidemment, dès que l’examen était terminé, notre mémoire à court terme s’empressait de flusher les « eussions sursis » hors de nos neurones si bien que nous avons terminé l’année sans avoir rien retenu d’autre de ce cours que l’idée que le français est une langue compliquée, chiante et parfaitement inutile.
Je pensais à cela en lisant les journaux cette semaine qui dénonçaient encore une fois la pauvre qualité du français tant chez les profs que chez les étudiants.
Faut-il rappeler que voilà trois ou quatre générations, seule une toute petite partie de la population avait accès à l’enseignement supérieur. Bien sûr, l’élite du cours classique ne faisait pas de faute, la qualité de leur langue était irréprochable. Mais 90 % de la population savait à peine signer son nom. En démocratisant l’enseignement, on a un peu scrappé la splendeur des élites, mais le niveau des autres s’est amélioré. Nous sommes toujours plutôt nuls en général, mais un peu moins qu’avant. Il y a de l’amélioration.
Je crois quant à moi que c’est l’usage qui fait la langue et pas le contraire. Mon grand-père avait une 4e année. Il aurait eu 0 si on l’avait soumis à une dictée. Pourtant, il s’est bien débrouillé toute sa vie, parce qu’il se servait pour écrire des mots qu’il connaissait et savait orthographier. Et s’il avait besoin de nouveaux mots, il pouvait toujours regarder dans le dictionnaire.
De la même manière, j’ai appris à écrire parce que je voulais devenir écrivain. Il m’est apparu alors assez vite que la langue était une convention, un ensemble de règles définies arbitrairement dont la maîtrise signifiait seulement qu’on ne donne pas des jambettes aux lecteurs pendant qu’ils parcourent nos phrases parce qu’on veut qu’ils se rendent jusqu’au bout et qu’ils comprennent le sens de notre texte. Les fautes d’orthographe, de grammaire ou de syntaxe sont des jambettes données aux lecteurs et dans les fautes, on s’enfarge, on tombe, on perd de la vitesse et on perd le sens de l’orientation. On ne sait plus où est le but du texte. C’est ça qui est grave. Les fautes ne sont pas graves en soi. La langue n’est pas une fin en soi. C’est un outil pour comprendre le monde et raconter des histoires.
Il y a deux genres de mécaniciens. Celui qui trippe sur la mécanique et celui qui trippe sur les outils. Moi, je trippe sur la mécanique. J’aime que ça fasse « vroum vroum », que ça tourne rondement et que ça m’amène quelque part. Beaucoup de mémères et de pépères à virgule qui protestaient la semaine dernière dans les journaux contre la dégradation du français sont des mécaniciens qui trippent sur les outils. Ils aiment leurs outils d’amour. Ils les bichonnent et les frottent avec un linge pour les faire reluire, puis les replacent sur l’établi comme si c’était des tableaux d’une exposition surréaliste.
Ah, nénuphar. L’exquise délicatesse du « ph ». Nénuphar. Ne touchez pas à mon « ph ».
Mais « ph » ou « f », je m’en fous. Ce n’est au fond qu’une fleur qui plonge ses racines dans la boue.
La langue est belle quand elle s’efface derrière le sens, quand elle donne au sens toute la place et c’est la seule raison pour laquelle elle demande être écrite sans faute. Pas pour le respect de la langue, mais pour le respect du sens.
Mon professeur de secondaire III était un mécanicien qui trippait sur ses outils. Nous n’avons rien retenu de son enseignement, parce que tout ce que nous voulions, c’était aller quelque part en faisant « vroum vroum » et le plus rapidement possible. Son enseignement n’avait pas de sens, il n’allait nulle part.
Je le répète : la langue n’est pas une fin en soi. C’est un outil pour comprendre le monde, pour raconter des histoires, communiquer, rêver. Il ne faut pas enseigner la langue, il faut enseigner à penser, à raconter, à rêver. Très vite, les élèves s’apercevront qu’il n’y a pas de meilleur allier pour penser, raconter et rêver qu’un bon vieux dictionnaire. On n’a pas besoin de maîtriser la langue si on reste « effoiré » devant la télé. Mais je peux vous garantir que le condamné à mort apprendra très vite à décliner le verbe surseoir dans toutes ses formes, car peut-être en effet le juge surseoira-t-il à son exécution et ainsi la langue aura la couleur de la vie plutôt qu’une odeur de poussière.
6 commentaires
Merci beaucoup ! Très intéressant départ pour cette journée !
Je viens de faire suivre ce texte à des collègues ! :-)
Superbe!
Wow... Je n'aurais pas pu mieux dire!
J’adore!
J’aime particulièrement le :
« Faut-il rappeler que voilà trois ou quatre générations, seule une toute petite partie de la population avait accès à l’enseignement supérieur. Bien sûr, l’élite du cours classique ne faisait pas de faute, la qualité de leur langue était irréprochable. Mais 90 % de la population savait à peine signer son nom. En démocratisant l’enseignement, on a un peu scrappé la splendeur des élites, mais le niveau des autres s’est amélioré. Nous sommes toujours plutôt nuls en général, mais un peu moins qu’avant. Il y a de l’amélioration. »
J’ai aussi tendance à croire que tous les « dans mon temps » de ce monde oublient que dans leur temps justement, on créait des analphabètes à la pelleté et que les études étaient le propre de l’élite. « Moi, dans mon temps… » Oui, dans votre temps, on s’amusait à battre des homosexuels avec des chaînes aussi, non ? Combien de vos collègues de classe ont fait l’université ?
La question de la qualité de la langue me fascine personnellement parce que j’y vois de plus en plus un outil qui justement vient séparer la plèbe de l’élite. « Et en plus, il fait des fautes, l’enfoiré ! » Malheureusement, la langue appartient à ceux et celles qui l’utilisent et comme l’élite n’a plus le monopole de l’écrit, il est fort à parier qu’elle évoluera rapidement au cours du prochain siècle. Il suffit de juger le mépris dans lequel se drapent tous ces bien-pensants et nos amis les journalistes (qui rappelons-le vivent de la plume) lorsqu’ils nous causent de ces imbéciles illettrés qui peuplent la cité.
Jadis, les choses étaient si simples : la différence entre l’élite et le caniveau résidait dans le sang ou dans les milieux fréquentés. Aujourd’hui, il faut trouver autre chose. Le clivage social réside partant entre celui qui sait et celui qui peine. « Il ne maîtrise même pas sa langue. » Languirand avait déjà dit que nous étions le seul peuple au monde où les suicidés s’excusaient pour la qualité de la langue dans leur lettre d’adieux !
Je rappelle que la langue française n’a jamais été statique. Elle a su évoluer, se déplier selon les circonstances et emprunter le mot qui a su décrire les réalités nouvelles. La langue vit. Qui sait la forme qu’elle prendra dans 100 ou 300 ans ?
Merci Missmath… ça te déplaît si je te pique le texte et le mets sur mon blogue ?
C.-A.
Je n'ai fait que donner une forme écrite à ce billet de Jean Barbe pour qu'il puisse être lu par tous, donc tant mieux si tu contribues aussi à sa diffusion.
Je ne sais pas trop comment je dois réagir. Dois-je être flatté de voir mon texte publié sans mon autorisation?
Bien sûr, c'est pour la bonne cause, on en fera pas tout un plat. Mais quand même, cet texte m'appartient, cette pensée m'appartient, alors, forcément, je me sens un peu dépossédé, volé.
Vous m'auriez demandé la permission, je vous l'aurais donnée volontiers.
Pourquoi ne pas avoir demandé?
Jean Barbe
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