U
n texte de Rabii Rammal paru dans La Presse +, édition du 20 septembre 2015, Pause pour lui, écran 5 !
J’aime
la langue française plus que la démocratie. Dernièrement, les sacres ont
mon attention. Pour être précis : « crisse », « câlisse » et
« tabarnak ». Encore plus précis, quand on les déguise en verbes du
troisième groupe et qu’on les conjugue avec l’auxiliaire être.
Une
sauce bien de chez nous pour relever le fade verbe « s’en foutre ».
Trois déclinaisons : « je m’en crisse », « je m’en câlisse » et « je
m’en tabarnake ».
Il y a une gradation : « je m’en crisse » est le
concis du groupe, une syllabe à « crisse ». Non seulement tu t’en fous,
mais tu t’en fous presque de t’en foutre : tu te fous un peu d’affirmer
ou pas que tu t’en fous.
C’est presque une corvée : « je m’en
crisse » est souvent à peine ébruité. Paresseux, il compte parfois sur
un soupir ou une expiration pour le transporter. C’est à se demander si
on lâche ou si on relâche le « je m’en crisse ».
Je penche du
côté de relâche. En majeure partie parce que « je m’en crisse » sera
souvent précédé d’onomatopées telles « bah » ou encore « hoff ». Et ces
onomatopées peuvent seulement être ébruitées en expirant.
Elles
marquent la fin, un abaissement du niveau d’énergie. Le contraire d’un
crescendo. Par exemple, Martin Luther King n’aurait pas pu entamer son
discours en disant : « Bah, I have a dream ».
De plus, après avoir
expiré « bah » ou « hoff », t’es presque au bout de ton souffle. Reste
plus vraiment d’air dans tes poumons. Et tu ne vas pas entamer une
inspiration complète pour le négligeable « je m’en crisse » qu’il te
reste à ébruiter, alors ce dernier ne provient pas du diaphragme ; ta
gorge est fermée.
« Je m’en câlisse. » Le pas trop méchant.
L’enfant du milieu. Le premier à s’être acheté des Crocs. On ajoute une
syllabe : un effort supplémentaire pour souligner ton détachement. Plus
difficile de mâcher « je m’en câlisse ».
« Je m’en câlisse »
commence à y aller en rinforzando. Le « isse » de la fin hisse
l’intonation. Il se conclut par ta langue qui vient chatouiller
l’intérieur de ton palais, juste au-dessus des incisives centrales.
Tu
es peut-être en train d’essayer. Si c’est le cas, probablement que tu
chuchotes. Il ne faut pas : ça atténue l’effet. Essaie à volume normal.
Si quelqu’un chez toi te trouve bizarre, tu lui expliqueras.
Aussi,
juste au cas, à volume normal – pas en chuchotant – tu devrais sentir
tes cordes vocales vibrer. Là est toute la différence : cordes vocales à
off, chuchotement. Vibration : t’es prêt pour une commande à l’auto.
Le dernier : « je m’en tabarnake ».
Un
« je m’en tabarnake » bien senti, si son utilisation est appropriée,
part du périnée, monte vers l’estomac et aboutit à la tête. Si ce n’est
pas le cas, il est fort possible que l’utilisation du « je m’en
tabarnake » soit démesurée : que « je m’en crisse » ou « je m’en
câlisse » aient fait l’affaire.
Côté respiration, on n’expulse
jamais un « je m’en tabarnake » à bout de souffle ou en soupirant, comme
avec « je m’en crisse ». Essaie, ça ne fonctionne pas. Ce n’est pas
naturel.
Pour être en mesure d’extérioriser un « je m’en
tabarnake » digne de ce nom, l’émetteur aura tout avantage à longuement
inspirer et à utiliser son expiration pour projeter son mécontentement.
Lorsque
quelqu’un s’en tabarnake, il est obligatoirement lui-même en tabarnak.
Ce qui n’est absolument pas le cas de ses confrères à impact
moindre : on n’est jamais en crisse lorsqu’on s’en crisse. De la même
manière que l’on est rarement en câlisse lorsqu’on s’en câlisse.
« Je m’en tabarnake» n’est pas qu’une brochette de mots. « Je m’en tabarnake » est un état.
Et tu peux deviner lorsque quelqu’un est en tabarnak avant même que cette personne n’affirme être en tabarnak.
Lorsqu’on
est en tabarnak, on est radioactif. Les gens autour de nous chuchotent,
sans faire vibrer leurs cordes vocales : « ouin, y’a vraiment l’air en
tabarnak aujourd’hui ».
Certaines personnes en tabarnak le montrent à qui veut bien voir. Ils rougissent, ils frappent des choses, ils crient.
D’autres ont plus de classe, comme les profs. Sans vouloir faire de mauvais jeu de mots.
Je
ne peux pas m’imaginer comment ça me mettrait en tabarnak de voir un
enfant regarder par la fenêtre ses amis s’amuser dans les jeux
gonflables et manger de la barbe à papa parce que eux, leurs parents
avaient les 27 $ pour l’activité.
Pas de la fiction : école Saint-Marc de Rosemont. Fait même pas deux semaines. Une autre aberration de notre société.
Cela
dit, si j’étais au gouvernement, jamais je ne craindrais les actions
d’un prof en tabarnak, parce que la plupart d’entre eux travaillent par
passion. Ils vont probablement toujours finir par plier, parce que tout
ce qu’ils veulent, au final, c’est de transmettre des connaissances et
avoir un impact positif sur un enfant.
Il est facile de faire
plier quelqu’un qui œuvre par passion. Par mission. Comme c’est facile
de te faire plier quand t’es en amour.
Leurs « autres tâches
connexes » : trop. Leur salaire : une joke. Si les enseignants étaient
des gens d’affaires, le gouvernement serait à genoux.
Les gens d’affaires voient le prix d’une chose avant de voir sa valeur.
Les enseignants ne sont pas des gens d’affaires. Malheureusement pour eux et heureusement pour nous.
Les
enseignants voient la valeur de l’éducation avant son prix. Beaucoup
d’entre eux enseigneraient dans leur propre sous-sol pour pas plus que
de quoi manger, même s’ils sont en tabarnak.
En tabarnak qu’on se câlisse d’eux et qu’on se crisse de leurs élèves.
La misère aime la compagnie. La colère aussi. Les profs, on est tout aussi en crisse que vous.
Que dis-je, on est tout aussi en tabarnak.
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