Là où Missmath dérive et Weby intègre.

Présenté par Blogger.

Commence-t-il à faire si tard déjà ?


Je suis vieille.

Oh ça fait des années que je le dis.
Vieille.
Grand-mère, pour ainsi dire.
Mes étudiants, adultes ou presque, sont plus jeunes que mes enfants.
Mes étudiants me vouvoient.
Mes étudiants me vouvoient et ça ne me dérange plus.
Mes collègues discutent de jeux ou de séries que je connais pas.  Que je ne veux pas connaître.  Qui ne m'intéressent pas.
Vieille.
J'ai désormais deux fois plus d'années d'expérience dans mon école qu'il ne me reste d'années à y faire avant de prendre ma retraite.
Lors des réunions, je suis celle qui se souvient.
Vieille.

Quand cette vieillesse nous tombe dessus, quand on passe devant un miroir et qu'on ne se reconnaît pas parce que vivant toujours avec des jeunes du même âge, on a l'impression que nous aussi on n'a pas changé, comme pour ralentir le temps qui passe de plus en plus vite dans nos vies, on ralentit le pas, on ralentit le rythme.  Et on s'essouffle qu'à entendre les récits des collègues nouveaux parents.


- Thierry s'est réveillé 3 fois cette nuit.
-  Je ne peux pas rester, la garderie vient de téléphoner.  Laurence fait de la fièvre.
- Je n'ai pas commencé à corriger, Maxime avait un cours de natation et Marianne du karaté.
-  Je réveille les enfants à 6h, parce que Yohan doit pratiquer son piano avant d'aller à l'école.  Après l'école, il a des activités et le soir, il est trop fatigué.
-  Théo a commencé ses cours de natation.  Il y a un groupe pour les bébés de moins de 6 mois à la piscine près de chez moi.  Il a l'air d'aimer ça.
Si vous êtes vieux comme moi, vous commencez à fatiguer.






Anthony est mon fils.

Oh, il ne me visite pas souvent, mais il est là.
J'aurais bien aimé qu'il suive mes pas et qu'il vienne me rejoindre au Cégep.  Ensemble, on  aurait fait toute une équipe familiale.  La même folie, le même goût du risque, il aurait apporté ses idées nouvelles, car c'est un créateur et tout un artiste et moi, pour les réaliser, je lui aurais fourni le ca$h.  Du ca$h en éducation, évidemment, il n'y en a pas.  Mais l'expérience, connaître les ressources, savoir qu'il y a une salle cachée qui n'est pas inscrite dans le système de réservation des locaux, un laboratoire réservé qui est finalement peu utilisé, on connaît les techniciens sympathiques qui nous accommodent parce qu'ils ont le goût de collaborer à la réalisation de nos idées, on sait qu'il y a des portables réservés à l'administration et on sait qui aller voir pour les emprunter, on connaît le personnel de soutien qui accepte de nous ouvrir les portes barrées pour aller imprimer quand tout est fermé, on connaît les employés de la maintenance, on connaît les patrons, parce qu'au fond, ils sont tous nos enfants et ça, ça vaut de l'or.

Mais bon, en bon enfant prodigue, Anthony a choisi d'enseigner au secondaire.  Oh, je l'avoue, cela m'a profondément déçue.  Anthony ! Lui qui plein de potentiel corrigeait déjà lors de sa formation universitaire ses professeurs : "Monsieur, ça n'existe pas les séries de Fournier ou si elles existent, ce n'est pas cela."  Non, Anthony a refusé de se spécialiser en mathématique pour épouser sa vocation : l'enseignement au secondaire.  Le secondaire ! Là où les séries ne se calculent pas, elles s'écoutent sur Netflix.  Là où les hormones de la puberté donnent des chaleurs au pointil devient naturel de donner trop d'air à Fourier, lui qui pourtant aimait les appartements clos et surchauffés.

En vieillissant, j'ai bien vu que mon souhait n'était que pur égoïsme.  Anthony va bien, du moins autant que l'on puisse être heureux dans une vocation érigée en profession dans des conditions sacerdotales.  Il est à sa place, une place que je n'aurais jamais eu la patience de garder, une place où il fait surtout une grande différence, où il a à son tour de plus en plus d'enfants.  Il n'est d'ailleurs pas rare qu'il m'en envoie quelques uns.  Oh qu'ils aiment leur père, mes petits-enfants que j'adopte à mon tour.  Il y en a d'autres que je ne croise pas.  Trop tannants peut-être.  "Ils ne sont pas patients", me dit Anthony.


-  Comment ça s'apprend, la patience ?
-  Je ne sais pas, Anthony.  Je ne sais vraiment pas.

En tout cas, ça ne s'apprend pas avec des horaires de ministre depuis la naissance.  Ça ne s'apprend pas non plus avec des parents préoccupés, stressés, consommateurs, qui veulent aussi tout réussir.  Ils s'entrainent, balancent leurs repas, jogging, spinning, ils doivent performer dans  leur carrière, leurs investissements, leurs loisirs, pouvoir suivre le standing de leurs amis, cuisiner des soupers gastronomiques, travailler leur décoration intérieure, cultiver leurs potagers, leurs fines herbes, manger bio, savoir déguster les vins, continuer d'explorer le monde et à travers tout ça, s'occuper des enfants...

Nous vivons à l'ère du multitâche, du fast and furious.

La radio nous invite à consulter leur page Facebook, la télé à réagir sur Twitter.  Un commentaire, pas plus de 140 caractères, un like.  Ça spinPour arriver à réussir autant de tâches, il faut optimiser l'efficacité.  Pas le temps d'attendre, on fait tout soi-même.  Le souper est préparé bien plus efficacement si on cuisine quand les enfants sont installés devant le film qu'ils réclament pour la 305e fois.  En voiture, on peut penser, discuter entre adultes, organiser nos horaires, nos vies quand les enfants sont occupés à regarder un film pour le 306e fois.  Ou lorsqu'ils jouent sur une tablette.  On gagne du temps à céder aux impatiences.  "Tiens, voilà ton jouet, maintenant laisse-moi travailler."


Alors j'ai googlé.



Visiblement, la patience s'apprend quand on est tout petit et, de ce que j'ai vu, elle s'apprend avec des activités pour faire patienter.  Des jeux de patience.  Des solitaires.  Hum, mais vous faites quoi, vous, pour passer le temps ?

J'ai un collègue qui lors des réunions fait des solitaires sur sa tablette en faisant semblant de suivre la réunion.  Il est assez audacieux.  La plupart des autres font du ménage dans leurs courriels.

Que font nos jeunes pour patienter ? Ils sont accrochés à leurs réseaux sociaux.  Quand le temps de la pause arrive, ils ne sortent plus : ils prennent leur téléphone et font le tour de leurs réseaux, cueillent les nouveaux buzz, les vidéos qui seront dépassées à la prochaine heure.

Revenons à notre classe du secondaire.  On y trouve des jeunes qui depuis la naissance vivent avec des agendas réglés au quart d'heure, dans un monde de course et de sensation.  On leur dit depuis toujours que le système est pourri, que la planète meurt, qu'il faut en profiter au maximum, on les bombarde de vidéos et d'expériences plus enivrantes les unes que les autres et pendant les heures de classe, on les coupe de leur adrénaline et de leur monde, on les oblige à rester tranquilles sur des chaises droites, dans des classes avec trop d'élèves en difficulté qui exigent des mesures d'encadrement particulières Pas de jeu pour patienter.  Pas de cellulaire.  Et surtout pas de motivation à être là.

Je me souviens d'une formation d'apprentissage d'un logiciel de gestion qui était imposée aux coordonnateurs de département il y a quelques années.  J'y assistais, assise en arrière avec ma bonne collègue Marie.  Cette formation de 3 heures aurait très bien pu durer 30 minutes.  C'était long.  C'était lent.  Il y avait tant de questions d'incompréhension qui exigeaient la répétition de procédures qui étaient tellement simples...  Inutile de vous dire, que Marie et moi n'avons pas tardé à consulter nos courriels, à y faire du ménage.  Puis, le formateur a eu une idée de génie : il a gelé nos ordinateurs pour nous forcer à suivre sa démonstration sur nos écrans.  C'est pas vrai ! Marie et moi, d'un même geste, avons étiré la main dans nos sacs pour y sortir nos téléphones.  Dieu merci, on a du wifi.

Qu'aurait dû faire le formateur ? Suivre les conseils de Google et préparer des jeux défis pour faire patienter les petits vites pendant qu'il s'occupait des questions des moins rapides ? Nous fournir des exercices signifiants bâtis sur mesure selon nos intentions pour mousser notre motivation ? Mais bien sûr.  Et il devrait en être de même dans toutes les classes.  De la maternelle à l'université.  Mais déjà, sans pédagogie différentiée, avec le plus classique cours magistral, les enseignants n'arrivent pas à accomplir leur tâche comme elle mériterait d'être faite sans déborder des heures de travail.  Vocation.  Dévotion.  Abnégation.  Non.

Il serait préférable d'apprendre aux jeunes la patience.

Alors, Anthony, je ne sais ni où ni comment s'apprend la patience, mais je sais où elle ne s'apprend pas.  Car entre avoir un peu de paix dans notre monde accéléré pour réaliser nos tâches surhumaines et avoir la patience de faire apprendre la patience, notre besoin (ou notre obligation) de performer nous rend nous-mêmes fort impatients et la patience devient une vertu d'un autre temps.





 Source image : coeuracoeur.co





4 commentaires

M'sieur SVP a dit...

Ben dans ces conditions, moi aussi je suis vieux...
Les vieux ont tendance à s'arroger le droit de conseiller...
Alors, pour la patience, je te conseille de lire "Les Cavaliers" de Joseph KESSEL...

Bises, à bientôt pour la suite de tes aventures palpitantes !

Missmath a dit...

Merci Gaël, c'est toujours un plaisir de t'apercevoir aux détours.

ahdionne a dit...

Merci pour cette belle réponse!
Heureusement il y existe des vieux qui ne vieillissent pas.

Missmath a dit...

<3